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Traduire pour « troubler le français » - entretien avec Cases Rebelles


Dans notre dixième numéro, Gourmandes, vous pouvez lire une traduction inédite d’un poème de Safiya Kamaria Kinshasa, « Mademoiselle Barbade n’est plus végane ».

Ce poème, composé en partie dans une forme écrite de dialecte bajan de la Barbade, évoque la nourriture dans une perspective décoloniale, avec un rythme percutant qui souligne la violence du texte.



Les particularités de ce poème, autant en matière de sujet que de spécificités linguistiques, nous ont fait nous interroger sur le processus de traduction, sur la légitimité d’un·e traducteur·rice face à une œuvre mais aussi sur le risque d’aplatir, de lisser autant le langage que la portée politique d’un texte lorsque l’on est trop éloigné·e personnellement de son sujet. Plus simplement : comment ne pas risquer de trahir une œuvre et son autrice ?

Cette question n’est pas nouvelle, et la première réponse au sein de notre revue est celle de l’approche collective. Mais il existe aussi parfois une autre réponse simple : faire confiance à celles et ceux qui, plus concerné·es, plus légitimes et plus expérimenté·es, le feront mieux que nous.

Pour ce poème, le choix s’est naturellement porté sur le collectif Cases Rebelles, dont les publications et revendications enrichissent nos lectures et nos réflexions. C’est aussi pour nous l’occasion de partager leurs témoignages et leurs réflexions sur le processus de traduction et de mettre en lumière leur engagement essentiel à « troubler le français ».



Pouvez-vous présenter brièvement votre collectif ?


Le collectif a été créé fin 2009 par deux d’entre nous ; il est né de la volonté de se rassembler en tant que noir·es autour du feu nos histoires, de nos pensées, nos voies émancipatrices afin de s’éduquer, se mobiliser, se transmettre, dans une perspective noire anti-impérialiste, queer, féministe, anti-validiste et en essayant de se tenir à un fonctionnement anti-autoritaire. Le collectif est notamment né de nombreuses frustrations accumulées, des violences reçues lors de multiples tentatives d’exister politiquement dans des espaces majoritairement blancs. Il s’agissait aussi de penser les questions noires d’un point de vue transnational, avec une grande attention portée au fait que nos histoires s’articulent sur une pluralité de territoires.



Au sein de votre collectif, la traduction de voix habituellement minorisées tient une place importante…


Très tôt dans l’existence du collectif, la perspective transnationale a fait qu’on s’est mises à traduire des textes, des extraits audio ou des films qui n’étaient pas disponibles en français. Cette nécessité répondait aux manques que nous ressentions quant à certaines réflexions qui avaient cours dans l’espace anglophone ; aux États-Unis et au Royaume-Uni bien entendu, mais aussi dans les Caraïbes et sur le continent africain… Ces manques conditionnaient l’ampleur que pouvait ou ne pouvait pas prendre le débat d’idées sur le territoire français, où le prétendu universalisme républicain adossé à l’orgueil des Lumières empêche les analyses complexes de s’épanouir.

On voulait donc pouvoir partager certaines ressources écrites et vidéos qui nous avaient particulièrement nourries et lier des pensées subalternes. On voulait aussi partager des textes qui étaient arrivés très tard dans nos vies – trop tard…

Notre activité de traduction se faisait aussi avec l’idée qu’il y a des enjeux de classe dans la connaissance d’une langue étrangère, dans les possibilités d’apprentissage – considérer d’emblée que tout le monde comprend l’anglais ne fait qu’accentuer des inégalités systémiques.

À cela s’ajoutait notre volonté de faire de la place dans nos publications à des langues autres que le français et notamment à des langues non coloniales comme le créole, le bambara, le malgache ; penser ce désir c’est forcément penser la traduction.

Troubler le français donc, troubler l’espace linguistique. Et troubler le confort de la pensée franco-française, très autosuffisante.



Qu’avez-vous pensé du poème « Mademoiselle Barbade n’est plus végane » de Safiya Kamaria Kinshasa ?


Il est particulièrement riche, provocateur, cru tout en étant très travaillé, ciselé, rythmé. Les niveaux de compréhension sont multiples et la dimension décoloniale se déploie de manière subtile malgré la violence intentionnelle du texte. C’est vraiment un poème très fort et le traduire a été un défi extrêmement excitant.



Comment avez-vous procédé pour traduire ce poème, et en particulier le bajan ?


On a fait appel au créole de Guadeloupe et de Martinique pour produire en français le décalage anglais classique/bajan. On a troublé le français au moyen d’expressions et de contractions françaises créoles caractéristiques.



Vous avez réalisé la traduction collectivement ; pourquoi ce choix, et est-ce un choix récurrent voire systématique lorsque vous traduisez des textes ?


Oui, nous traduisons systématiquement collectivement. C’est autant par amour de l’organisation collective que par respect d’une méthode établie de longue date.

Dans la mesure où une traduction se construit à force de choix, de renoncements, de réinventions, le débat permet d’embrasser pleinement la conflictualité qui est au cœur d’un tel processus.

Et c’est particulièrement enthousiasmant de confronter les interprétations, les pratiques langagières, les terrains linguistiques.

Nous demeurons aussi, à la suite de chercheur·euses critiques, toujours attentives à la violence que représente l’acte de traduire.

Pour finir, traduire collectivement prend beaucoup de temps, plus sans doute qu’une traduction effectuée en solo. Il y a les échanges interpersonnels, collectifs, les moments de lecture collective. On discute beaucoup, le texte circule et circule encore. Mais c’est vraiment la garantie que l’on a fait de notre mieux à un moment donné, avec toutes les connaissances que l’on a.


Est-ce qu’il y a un mot, une expression sur laquelle vous avez plus débattu ou qui vous a donné plus de fil à retordre ?


La principale difficulté était peut-être de garder le rythme très marqué, la concision et de faire en sorte d’avoir des rimes et des assonances. L'utilisation de mots monosyllabiques dans le texte source était souvent impossible à traduire, du fait même de la traduction vers le français qui conduit à un foisonnement, au choix de formes plus longues. Et il y a aussi ces parties dont la compréhension est immédiate mais qui traduites trop littéralement vont aplatir le texte et le priver de toute son originalité. Le passage par le créole ne s’est pas fait non plus de manière mécanique.



Généralement, on a tendance à croire que le traducteur ou la traductrice est invisible, effacé·e derrière son texte. En réalité, un·e traducteur·trice peut avoir un rôle de « passeur·se » de textes. Comment pensez-vous cette responsabilité en tant que traductrices et, plus largement, en tant qu’éditrices ?


C’est une responsabilité énorme et un enjeu intellectuel et politique majeur. Les mauvaises traductions déforment la pensée, tuent la poésie, la respiration du texte.

Souvent la personne qui traduit peut instrumentaliser cette situation de passeur·se pour modifier, altérer le contenu d‘un texte, dans un sens qui convienne mieux avec sa position sociale, raciale, ses idées politiques, son genre, etc. D'autant plus quand l'échange entre traducteur·rice et auteur·rice n'est pas matériellement possible. La personne risque de rendre le texte plus rassurant selon ses propres critères, moins critique et surtout moins dérangeant. Ce sont des choses qu'on a constatées pour des textes littéraires publiés en France – et souvent pour les titres mêmes d'ouvrages –, ou pour des sous-titres de films par exemple.

Nous avons également conscience que la traduction en elle-même, ce rôle de passeur·se notamment, contribue à l’hégémonie de quelques langues ; l’impératif de traduire en telle ou telle langue entérine ce qu'on nommait « la suprématie des langues européennes » dans un article qu'on avait publié sur l'essai Décoloniser l'esprit de Ngugi Wa Thiong'o [écrivain kényan né en 1938, ndlr].



Une fois n’est pas coutume, on a récemment parlé dans les médias de traduction de poésie. Quand les poèmes d’Amanda Gorman ont été traduits, certains choix de traductrices et traducteurs dans différents pays, notamment européens, ont fait polémique. Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?


La question nous semble-t-il doit se déplacer du côté des auteur·rices et des personnes qui ont avant tout l’intérêt du texte à cœur. On constate dans nos efforts pour obtenir les autorisations nécessaires à la traduction d’œuvres en français que c’est surtout une histoire d’argent. Comment cela se fait-il que des auteur·rices abandonnent leurs textes à la traduction, ne se souciant pas de qui va les traduire et les confiant à des intermédiaires dont l’objectif premier est de vendre le plus cher possible les droits de traduction ? Dans ces négociations, la valeur du texte se perd indiscutablement.


Pour ne pas trahir les multiples enjeux socio-politiques d’un texte, il faut s’enquérir de qui va publier et traduire le texte que vous avez écrit. Pour en sauver le sens, la poésie, le rythme, la langue… Certes, tout le monde n’a pas ce temps et cette énergie, mais dans ce cas-là, il faut être entouré·es de personnes qui comprennent et respectent les enjeux de la traduction.

Le pouvoir de traduire appartient aux classes dominantes et l’appropriation de productions littéraires subalternes est un enjeu symbolique qui vise aussi à silencier les enjeux et luttes subalternes là où ces textes traduits seront diffusés.

La question n’est pas tant qu’une femme noire doive être traduite par une femme noire, mais plutôt de savoir s’il est bon qu’une minorité blanche avec le même type d’éducation classique s’approprie en permanence des textes qui sont importants pour nos communautés ; là on ne parle pas nécessairement d’Amanda Gorman.


Nombre de personnes dont nous sommes proches intellectuellement nous rapportent des exemples de personnes grassement payées pour des traductions, qui partent ensuite en quête de personnes à solliciter gratuitement sur des éléments linguistiques et des réalités qui leur échappent. Pourquoi des personnes qui se savent incompétentes acceptent des travaux de traduction qu’elles ne sont pas en mesure de mener correctement ? L’autre question étant : pour quels travaux de traduction va-t-on solliciter de manière professionnelle des personnes noires ?



Avez-vous des exemples de textes dont vous avez pensé qu’il aurait fallu un·e autre traducteur·trice ?


Longtemps, beaucoup de textes d’auteur·rices noir·es étasunien·nes étaient traduits de manière raciste. Dans l’ensemble, en France, pour faire parler les noir·es d’une manière réaliste, on a longtemps adopté des stratégies d’élision négrophobes ; les traducteurs enlevaient tous les « r » par exemple. La traduction de 1946 du très beau roman de Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire, en est un bon exemple, même si celle plus récente n’évite pas non plus certains choix racistes [romancière américaine née en 1917 et morte en 1967 ; le roman date de 1940, ndlr].

C’est comme si pour produire l’effet de réel les traducteur·rices ne parvenaient qu’à mobiliser une vision caricaturale de l’Autre. Que ces traductions n’aient pas fait scandale atteste au moins du fait qu’elles étaient en phase avec le racisme de la société destinataire.

Or la langue vernaculaire afro-américaine n’est pas une simple déviance par rapport à la norme, c’est un sociolecte, une variété d’anglais parlé par une communauté/groupe social, ici donc les afro-américain·es, avec un lexique, une syntaxe propre, une langue qui plonge ses racines dans l’histoire des communautés noires américaines. Dans cette tâche de transposition culturelle, d’un espace à un autre, il faut limiter le mouvement d’assimilation, ne pas céder au besoin de clarifier à tout prix et avoir recours par exemple à l’argot français, parisien des années 1950-60, immanquablement, daté et lié à des espaces français spécifiques. Faire parler des noir·es comme s’ils sortaient d’un scénario de Michel Audiard est une autre stratégie qu’adoptaient et continuent souvent d’adopter certain·es traducteurs·rices ; le résultat n’est pas très heureux.


Trop d’auteur·rices noir·es ont été mal traduit·es pour que l’on puisse les nommer, notamment parce qu’il y a des récidivistes dans la traduction. Dans le passé, des œuvres comme La Couleur pourpre [roman de l’Américaine Alice Walker, publié en 1982, ndlr] ou Les Jacobins noirs [1938, livre de C. L. R. James, journaliste et historien de Trinidad-et-Tobago, ndlr] ont été particulièrement mal traitées. Le point d’interrogation au bout du titre dans la traduction du roman de Nnedi Okorafor, Who Fears Death [Qui craint la mort ?, 2010, ndlr], est un choix extrêmement mauvais. Le titre du merveilleux roman de Jackie Kay, The Trumpet, qui raconte l’histoire d’un homme trans, a été traduit par Le trompettiste était une femme. On peut espérer que ce choix éditorial délibérément transphobe n’aurait pas été fait si une personne trans avait été impliquée.


Traduire n’est jamais juste une question de connaissance ou de compréhension de la langue. Cela implique à la fois de se confronter régulièrement à ce qui se produit comme réflexions sur l’acte de traduire et s’informer abondamment sur les réalités sociales/sociétales liées aux textes que l’on traduit.


Des textes que vous rêvez de traduire ou de retraduire ?


Il y en a énormément. Beaucoup de textes inédits, oui, des textes d’anarchistes noir·es, des textes de Mariame Kaba, Joy James, Ruth Wilson Gilmore, Michel-Rolph Trouillot, Dionne Brand, Canisia Lubrin et plein d’autres. On veut traduire à partir de l’allemand, du portugais, de l’espagnol… Se confronter à d’autres espaces linguistiques.


Quelles sont les prochaines publications et traductions prévues par votre collectif ?



Nous lançons une collection qui publiera régulièrement de la poésie. Nous allons traduire un recueil de textes inédit de la fantastique penseuse radicale Joy James, Crossing Boundaries and Borders for Radical Freedoms, dont le titre en français reste à déterminer. D’autres contrats de traduction – on ne peut pas encore annoncer de qui il s’agit – sont en phase de signature. Nous finalisons un livre sur Bijengwa, un groupe militant guadeloupéen des années 80, ainsi que le livre Négritudes spectaculaires de Michaëla Danjé.


Pour en savoir plus sur le collectif Cases Rebelles ainsi que sur ses publications passées et à venir, rendez-vous sur leur site : https://www.cases-rebelles.org

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