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"Explorer les frontières de notre propre langue" - sur la traduction de Yu Xuanji



Dans notre treizième numéro, Vieillir, vous pouvez découvrir la traduction française d’un poème de Yu Xuanji. Cette poétesse chinoise du IXe siècle, née à Chang'an pendant la dynastie Tang, est l’autrice d’une cinquantaine de poèmes, dans lesquels elle exprime une profonde sensibilité, explorant les thèmes de l’amour, de la solitude et de la condition des femmes. Sa vie est marquée par plusieurs scandales et controverses, dont l’accusation de meurtre envers sa servante, qui la conduit à être condamnée à mort et exécutée en 871.


Nuit après nuit dessous la lampe j’attends venir mes cheveux blancs.” 

Par l’entremise de la géniale revue Café (Collecte aléatoire de fragments étrangers), nous avons pu bénéficier de l’expertise des traductrices Solène Jabaud et Eva Fisher. Elles reviennent ici sur les enjeux de cette traduction : comment traduit-on un poème ancien, d’autant plus quand il s’inscrit dans une langue et une tradition littéraire si éloignées des nôtres ? Quelles sont les exigences tant esthétiques que politiques lorsque l’on traduit un tel texte ? 


Depuis quelle langue traduit-on ? 

 

La langue dans laquelle écrit Yu Xuanji est présentée avec limpidité par Jean-François Billeter dans les premières pages de Trois essais sur la traduction, paru aux éditions Allia : 


“Le chinois dit ‘classique’ n’est pas séparé du chinois actuel comme le grec et le latin le sont de nos langues modernes. Il n’est pas une langue morte, mais plutôt un registre de langue, celui de l’expression concise et quintessenciée. […] Cette langue écrite a été d’une extraordinaire continuité au travers des siècles tandis que l’usage courant évoluait plus rapidement, comme il est naturel, surtout durant la période récente. Les deux registres n’en continuent pas moins de communiquer de cent façons.” 


L’aspect “concis et quintessencié” de cette langue se retrouve en particulier dans les textes poétiques, qui sont en outre constellés de tropes et de métaphores codifiées à l’extrême. La langue poétique classique exige toujours d’être remise en contexte, parfois annotée, afin d’être pleinement comprise.  


Trouver le sens


La plus évidente et la première difficulté rencontrée lors du processus de traduction est d’établir le sens du texte, en tentant d’atteindre le plus haut degré de certitude possible, sans qu’il ne puisse jamais être réellement atteint. Pour cela, toutes les ressources sont utiles : interprétations, commentaires, biographies. Toujours dans Trois essais sur la traduction, au chapitre “le faisan de Zhuangzi”, Jean-François Billeter offre une belle illustration du cheminement qui peut être emprunté.

Dans le cas de Yu Xuanji, nous n'avions à notre disposition que quelques éléments biographiques aussi contestés que contradictoires. Ils présentaient néanmoins un point de départ nécessaire pour entrer dans la vie de l’autrice et dans son texte, et nous offraient deux interprétations possibles. La première nous menait du côté de la lamentation amoureuse, tandis que la seconde suivait la piste de l’introspection qui survient à un moment charnière de l’existence. Le passage de Yu Xuanji dans un monastère taoïste nous a décidées à suivre la seconde, qui présente en outre l’avantage de ne pas exclure totalement la première. 


Une fois ce travail de débroussaillement biographique effectué commence un corps à corps risqué avec le texte. Chaque mot nous place devant un choix souvent vertigineux qui nous fait courir le risque de trébucher. Certains sont plus pernicieux que d’autres. Le kuang du deuxième vers exprime-t-il la surenchère ou la concomitance ? Le  yu du dernier est-il à lire au sens fort, celui de “désirer”, ce qui laisserait entendre que la poétesse attend la vieillesse avec impatience, ou bien une simple marque de l’avenir proche ?  


Pour trancher, la solution est souvent de faire un pas de côté, quitter la lettre pour contempler le poème dans sa totalité, revenir aux sensations et aux émotions qu’il nous procure. C’est cet aller-retour constant entre le texte et l’émotion, la précision et l’intuition qui, à force de répétitions, permet au sens de se révéler et de se préciser. 


Préserver l’ambiguïté 


Mais cette quête de précision n’est qu’une étape intermédiaire vers un objectif qui nous semble capital : préserver l’ambiguïté et la polysémie qui donnent toute sa force au texte.

Préserver l’ambiguïté intrinsèque au poème permet de respecter l’expérience de lecture qu’il propose et les différentes pistes qu’il ouvre. Cette démarche est aussi un aveu indispensable d’humilité face à la poétesse et à son texte : ne pas trancher, c’est admettre la part d’indécidable que nous lègue ce poème.

C’est ainsi par exemple que, pour traduire le  yu du dernier vers, nous avons retenu le verbe “attendre” qui offre une multicité de sens, suggérant autant l’impatience que l’anxiété ou la passivité. 


Traduire le rythme 


Il va de soi que les mots qui construisent le poème, et leur sens fluide et fuyant, ne sont pas les seuls éléments que nous a laissé Yu Xuanji. Leur agencement rythmé et rimé fait partie intégrante de l’expérience poétique qu’elle propose. Ici, le poème suit un schéma que l’on retrouve souvent sous la dynastie Tang (dynastie d’empereurs qui règnent sur la Chine entre 618 et 907), connue pour son amour des formes poétiques régulières et formalisées. Il s’agit d’un 七绝 Qijue, un quatrain de sept syllabes dont les deux premiers vers riment avec le dernier. Le troisième vers, en introduisant une rupture phonétique, introduit bien souvent une rupture dans le sens, que l’on retrouve ici avec l’apparition du gong qui trouble le silence nocturne. Nous nous sommes attachées à retrouver le rythme du Qijue, heurté dans sa régularité, plutôt qu’à chercher à conserver la rime, ce qui nous semblait être un horizon aussi vain qu’artificiel. C’est pourquoi notre proposition peut se lire comme quatre doubles octosyllabes (vers de huit syllabes), dont seul le troisième est scindé par une virgule, introduisant une rupture qui fait écho à celle du poème original.


Traduire en féministes


Ces considérations techniques sur notre pratique ne doivent pas faire oublier que la traduction est un exercice éminemment politique, qui n’est pas imperméable aux questions de société qui nous traversent.  


Traduire à deux est pour nous une manière d’ancrer notre pratique de la traduction dans ces questionnements. C’est une approche que nous considérons comme résolument féministe, d’abord parce qu’elle provoque une forme de décentrement. En abordant un texte à plusieurs, on laisse la porte ouverte à autant d’approches. On refuse de s’approprier la légitimité du sens, de se placer d’emblée en position de force et de s’octroyer une supériorité mal placée. Ensuite parce qu’elle oblige à passer par le dialogue et la confrontation, qui poussent à la rigueur et à l’explicitation et permettent l’expression de sensibilités complémentaires. Concrètement, en ce qui nous concerne, le duo fonctionne en alliant la rigueur et l’érudition de l’une qui rappelle toujours au sens, au texte, et l’élan rythmique au cœur de l’approche poétique de l’autre. Concilier les deux par la discussion s’est avéré passionnant et bien plus riche et efficace qu’un exercice solitaire. Enfin, dans le cas du poème de Yu Xuanji, l’enjeu était aussi de restituer toute la puissance de sa voix, dont la lecture d’autres poèmes nous apprend à quel point elle était subversive et révoltée. Parce qu’ils nous ont rendu encore plus attentives à la densité et à la richesse du poème, nos échanges ont permis de produire un texte plus à même de rendre justice à la complexité et la finesse de l’écriture de Yu Xuanji. 


Affûter un regard décolonial 


Traduire à plusieurs ne permet pas seulement un décentrement sémantique, mais également un décentrement lexical et prosodique. Les échanges et la confrontation des pratiques aident à sortir de certaines habitudes et à aller plus facilement vers des propositions parfois inconfortables. Cela nous semble d’autant plus important que nous refusons d’utiliser le français comme une langue surplombante dans laquelle devrait se glisser la langue et l’écriture de l’autrice pour s’y fondre et y disparaître entièrement.  À travers nos échanges, nous cherchons à faire de la traduction une écoute attentive, guidée par la question qui imprègne nos allers-retours vers le texte : que percevons-nous de la voix de l’écrivaine et de quels moyens disposons-nous pour la faire résonner ? Notre objectif est de tendre l’oreille et de façonner notre langue de manière à ce qu’elle accueille le texte.


Ce que la traduction fait à la langue : du politique à l’esthétique


Notre objectif n’est en aucun cas de produire un texte dans une langue lisse et policée, un “bon français” académique et rigide qui serait le résultat d’une posture traductive conquérante face au texte, à son sens et à sa mélodie. Mais il ne s’agit pas non plus de produire une traduction complètement hermétique et pétrie d’orientalisme, laissant entendre que la poésie chinoise, nimbée de mystère et d’exotisme, ne saurait être autre chose que l’écho intrigant d’un ailleurs fantasmé, irrévocablement intraduisible et incompréhensible. 


Nous sommes persuadées qu’il y a de l’universel dans l’émotion poétique, et c’est ce que nous nous efforçons de rendre. Pour y parvenir, il faut encore une fois écouter l’autrice car le fossé culturel et linguistique qui nous sépare ne se contente pas de dresser un obstacle entre nous : il nous offre aussi une formidable ouverture vers un autre champ de possibilités poétiques à explorer. 


La polysémie qui imprègne la poésie chinoise classique nous force à constamment ruser avec le besoin de précision du français pour recréer un flottement. Dans le premier vers de la traduction que nous proposons par exemple, cela passe par une syntaxe heurtée qui permet de s’éloigner d’un horizon descriptif trop directif. 


Une autre difficulté de la poésie chinoise est qu’elle s’inscrit dans un univers littéraire saturé  de tropes et de références que la traduction ne peut qu’oblitérer ou sur-expliciter. Ainsi, dans ce poème de Yu Xuanji, on retrouve l’association classique du vent et de la lune dès le deuxième vers. 


Avivé par le vent la lune qui emplissent la cour d’automne.”

Objets d’inspiration poétiques maintes fois célébrés dans le corpus littéraire chinois, ces deux éléments associés peuvent également suggérer un élan amoureux ou charnel. Il nous était difficile de rendre tous ces sens sans les expliciter, mais nous avons choisi une apposition qui bouscule légèrement le français pour suggérer l’évidence de l’association et réinvestir l’image de la puissance et de la portée littéraire qu’elle a en chinois. 


Des pas de côté jubilatoires


L’exercice de traduction n’est pas uniquement un moyen de transmission. Il est aussi pour nous un véritable outil politique et esthétique qui, en forçant à des pas de côté jubilatoires, nous encourage à explorer les frontières de notre propre langue, à en reconsidérer les limites et à réinventer les représentations qu’elle propose. 


Bonne lecture !


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