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Dans notre treizième numéro, Vieillir, vous pouvez découvrir la traduction française d’un poème de Yu Xuanji. Cette poétesse chinoise du IXe siècle, née à Chang'an pendant la dynastie Tang, est l’autrice d’une cinquantaine de poèmes, dans lesquels elle exprime une profonde sensibilité, explorant les thèmes de l’amour, de la solitude et de la condition des femmes. Sa vie est marquée par plusieurs scandales et controverses, dont l’accusation de meurtre envers sa servante, qui la conduit à être condamnée à mort et exécutée en 871.


Nuit après nuit dessous la lampe j’attends venir mes cheveux blancs.” 

Par l’entremise de la géniale revue Café (Collecte aléatoire de fragments étrangers), nous avons pu bénéficier de l’expertise des traductrices Solène Jabaud et Eva Fisher. Elles reviennent ici sur les enjeux de cette traduction : comment traduit-on un poème ancien, d’autant plus quand il s’inscrit dans une langue et une tradition littéraire si éloignées des nôtres ? Quelles sont les exigences tant esthétiques que politiques lorsque l’on traduit un tel texte ? 


Depuis quelle langue traduit-on ? 

 

La langue dans laquelle écrit Yu Xuanji est présentée avec limpidité par Jean-François Billeter dans les premières pages de Trois essais sur la traduction, paru aux éditions Allia : 


“Le chinois dit ‘classique’ n’est pas séparé du chinois actuel comme le grec et le latin le sont de nos langues modernes. Il n’est pas une langue morte, mais plutôt un registre de langue, celui de l’expression concise et quintessenciée. […] Cette langue écrite a été d’une extraordinaire continuité au travers des siècles tandis que l’usage courant évoluait plus rapidement, comme il est naturel, surtout durant la période récente. Les deux registres n’en continuent pas moins de communiquer de cent façons.” 


L’aspect “concis et quintessencié” de cette langue se retrouve en particulier dans les textes poétiques, qui sont en outre constellés de tropes et de métaphores codifiées à l’extrême. La langue poétique classique exige toujours d’être remise en contexte, parfois annotée, afin d’être pleinement comprise.  


Trouver le sens


La plus évidente et la première difficulté rencontrée lors du processus de traduction est d’établir le sens du texte, en tentant d’atteindre le plus haut degré de certitude possible, sans qu’il ne puisse jamais être réellement atteint. Pour cela, toutes les ressources sont utiles : interprétations, commentaires, biographies. Toujours dans Trois essais sur la traduction, au chapitre “le faisan de Zhuangzi”, Jean-François Billeter offre une belle illustration du cheminement qui peut être emprunté.

Dans le cas de Yu Xuanji, nous n'avions à notre disposition que quelques éléments biographiques aussi contestés que contradictoires. Ils présentaient néanmoins un point de départ nécessaire pour entrer dans la vie de l’autrice et dans son texte, et nous offraient deux interprétations possibles. La première nous menait du côté de la lamentation amoureuse, tandis que la seconde suivait la piste de l’introspection qui survient à un moment charnière de l’existence. Le passage de Yu Xuanji dans un monastère taoïste nous a décidées à suivre la seconde, qui présente en outre l’avantage de ne pas exclure totalement la première. 


Une fois ce travail de débroussaillement biographique effectué commence un corps à corps risqué avec le texte. Chaque mot nous place devant un choix souvent vertigineux qui nous fait courir le risque de trébucher. Certains sont plus pernicieux que d’autres. Le kuang du deuxième vers exprime-t-il la surenchère ou la concomitance ? Le  yu du dernier est-il à lire au sens fort, celui de “désirer”, ce qui laisserait entendre que la poétesse attend la vieillesse avec impatience, ou bien une simple marque de l’avenir proche ?  


Pour trancher, la solution est souvent de faire un pas de côté, quitter la lettre pour contempler le poème dans sa totalité, revenir aux sensations et aux émotions qu’il nous procure. C’est cet aller-retour constant entre le texte et l’émotion, la précision et l’intuition qui, à force de répétitions, permet au sens de se révéler et de se préciser. 


Préserver l’ambiguïté 


Mais cette quête de précision n’est qu’une étape intermédiaire vers un objectif qui nous semble capital : préserver l’ambiguïté et la polysémie qui donnent toute sa force au texte.

Préserver l’ambiguïté intrinsèque au poème permet de respecter l’expérience de lecture qu’il propose et les différentes pistes qu’il ouvre. Cette démarche est aussi un aveu indispensable d’humilité face à la poétesse et à son texte : ne pas trancher, c’est admettre la part d’indécidable que nous lègue ce poème.

C’est ainsi par exemple que, pour traduire le  yu du dernier vers, nous avons retenu le verbe “attendre” qui offre une multicité de sens, suggérant autant l’impatience que l’anxiété ou la passivité. 


Traduire le rythme 


Il va de soi que les mots qui construisent le poème, et leur sens fluide et fuyant, ne sont pas les seuls éléments que nous a laissé Yu Xuanji. Leur agencement rythmé et rimé fait partie intégrante de l’expérience poétique qu’elle propose. Ici, le poème suit un schéma que l’on retrouve souvent sous la dynastie Tang (dynastie d’empereurs qui règnent sur la Chine entre 618 et 907), connue pour son amour des formes poétiques régulières et formalisées. Il s’agit d’un 七绝 Qijue, un quatrain de sept syllabes dont les deux premiers vers riment avec le dernier. Le troisième vers, en introduisant une rupture phonétique, introduit bien souvent une rupture dans le sens, que l’on retrouve ici avec l’apparition du gong qui trouble le silence nocturne. Nous nous sommes attachées à retrouver le rythme du Qijue, heurté dans sa régularité, plutôt qu’à chercher à conserver la rime, ce qui nous semblait être un horizon aussi vain qu’artificiel. C’est pourquoi notre proposition peut se lire comme quatre doubles octosyllabes (vers de huit syllabes), dont seul le troisième est scindé par une virgule, introduisant une rupture qui fait écho à celle du poème original.


Traduire en féministes


Ces considérations techniques sur notre pratique ne doivent pas faire oublier que la traduction est un exercice éminemment politique, qui n’est pas imperméable aux questions de société qui nous traversent.  


Traduire à deux est pour nous une manière d’ancrer notre pratique de la traduction dans ces questionnements. C’est une approche que nous considérons comme résolument féministe, d’abord parce qu’elle provoque une forme de décentrement. En abordant un texte à plusieurs, on laisse la porte ouverte à autant d’approches. On refuse de s’approprier la légitimité du sens, de se placer d’emblée en position de force et de s’octroyer une supériorité mal placée. Ensuite parce qu’elle oblige à passer par le dialogue et la confrontation, qui poussent à la rigueur et à l’explicitation et permettent l’expression de sensibilités complémentaires. Concrètement, en ce qui nous concerne, le duo fonctionne en alliant la rigueur et l’érudition de l’une qui rappelle toujours au sens, au texte, et l’élan rythmique au cœur de l’approche poétique de l’autre. Concilier les deux par la discussion s’est avéré passionnant et bien plus riche et efficace qu’un exercice solitaire. Enfin, dans le cas du poème de Yu Xuanji, l’enjeu était aussi de restituer toute la puissance de sa voix, dont la lecture d’autres poèmes nous apprend à quel point elle était subversive et révoltée. Parce qu’ils nous ont rendu encore plus attentives à la densité et à la richesse du poème, nos échanges ont permis de produire un texte plus à même de rendre justice à la complexité et la finesse de l’écriture de Yu Xuanji. 


Affûter un regard décolonial 


Traduire à plusieurs ne permet pas seulement un décentrement sémantique, mais également un décentrement lexical et prosodique. Les échanges et la confrontation des pratiques aident à sortir de certaines habitudes et à aller plus facilement vers des propositions parfois inconfortables. Cela nous semble d’autant plus important que nous refusons d’utiliser le français comme une langue surplombante dans laquelle devrait se glisser la langue et l’écriture de l’autrice pour s’y fondre et y disparaître entièrement.  À travers nos échanges, nous cherchons à faire de la traduction une écoute attentive, guidée par la question qui imprègne nos allers-retours vers le texte : que percevons-nous de la voix de l’écrivaine et de quels moyens disposons-nous pour la faire résonner ? Notre objectif est de tendre l’oreille et de façonner notre langue de manière à ce qu’elle accueille le texte.


Ce que la traduction fait à la langue : du politique à l’esthétique


Notre objectif n’est en aucun cas de produire un texte dans une langue lisse et policée, un “bon français” académique et rigide qui serait le résultat d’une posture traductive conquérante face au texte, à son sens et à sa mélodie. Mais il ne s’agit pas non plus de produire une traduction complètement hermétique et pétrie d’orientalisme, laissant entendre que la poésie chinoise, nimbée de mystère et d’exotisme, ne saurait être autre chose que l’écho intrigant d’un ailleurs fantasmé, irrévocablement intraduisible et incompréhensible. 


Nous sommes persuadées qu’il y a de l’universel dans l’émotion poétique, et c’est ce que nous nous efforçons de rendre. Pour y parvenir, il faut encore une fois écouter l’autrice car le fossé culturel et linguistique qui nous sépare ne se contente pas de dresser un obstacle entre nous : il nous offre aussi une formidable ouverture vers un autre champ de possibilités poétiques à explorer. 


La polysémie qui imprègne la poésie chinoise classique nous force à constamment ruser avec le besoin de précision du français pour recréer un flottement. Dans le premier vers de la traduction que nous proposons par exemple, cela passe par une syntaxe heurtée qui permet de s’éloigner d’un horizon descriptif trop directif. 


Une autre difficulté de la poésie chinoise est qu’elle s’inscrit dans un univers littéraire saturé  de tropes et de références que la traduction ne peut qu’oblitérer ou sur-expliciter. Ainsi, dans ce poème de Yu Xuanji, on retrouve l’association classique du vent et de la lune dès le deuxième vers. 


Avivé par le vent la lune qui emplissent la cour d’automne.”

Objets d’inspiration poétiques maintes fois célébrés dans le corpus littéraire chinois, ces deux éléments associés peuvent également suggérer un élan amoureux ou charnel. Il nous était difficile de rendre tous ces sens sans les expliciter, mais nous avons choisi une apposition qui bouscule légèrement le français pour suggérer l’évidence de l’association et réinvestir l’image de la puissance et de la portée littéraire qu’elle a en chinois. 


Des pas de côté jubilatoires


L’exercice de traduction n’est pas uniquement un moyen de transmission. Il est aussi pour nous un véritable outil politique et esthétique qui, en forçant à des pas de côté jubilatoires, nous encourage à explorer les frontières de notre propre langue, à en reconsidérer les limites et à réinventer les représentations qu’elle propose. 


Bonne lecture !



Note de traduction – Virginie Trachsler « Look, I’m Not Good At Eating Chicken » de Fatimah Asghar



Le poème par lequel j’ai découvert Fatimah Asghar, c’est « Ghareeb », un poème de dix courtes strophes de deux vers chacune :


on visits back your english sticks to everything. your own auntie calls you ghareeb. stranger

in your family’s house, you: runaway dog turned wild. like your little cousin who pops gum & wears bras now: a stranger.


quand tu y retournes ton anglais se colle partout. ta propre tante t’appelle ghareeb. étrangère

dans la maison familiale, toi le chien qui a pris la fuite, devenu sauvage. comme ta petite cousine qui mâche du chewing-gum & porte des soutifs maintenant : une étrangère.


Ce poème est un ghazal, une forme ancienne qui trouve ses racines dans la poésie arabe du VIIe siècle, se développe ensuite en Perse aux XIIIe et XIVe siècles, et que l’on retrouve aussi bien dans les traditions musicales de l’Iran que de l’Inde ou du Pakistan, le pays d’origine d’Asghar, justement. Le dernier mot de chaque couple de vers est toujours le même. En français, l’exemple qu’on donne de cette forme est le « Gazel du fond de la nuit » de Louis Aragon :


Je suis rentré dans la maison comme un voleur Déjà tu partageais le lourd repos des fleurs au fond de la nuit

J’ai retiré mes vêtements tombés à terre J’ai dit pour un moment à mon cœur de se taire au fond de la nuit

Je ne me voyais plus j’avais perdu mon âge Nu dans ce monde noir sans regard sans image au fond de la nuit […]


Le fond de la nuit du poème d’Asghar, qui se répète de strophe en strophe, c’est stranger, strange – étranger·ère, étrange – ghareeb. Une note au début du poème définit ce mot, comme une entrée d’un dictionnaire bilingue dont la langue n’est pas précisée (arabe, persan, urdu et punjabi sont les langues qui circulent et se mêlent à l’anglais, sans guillemets, sans italiques, dans la poésie d’Asghar) :


Meaning: stranger, one without a home and thus, deserving of pity. Also: westerner.


Étranger·ère, sans domicile, et par conséquent, digne de pitié. Aussi : occidental·e.


Le poème se clôt sur ces deux vers :


how many poems must you write to convince yourself you have a family? everyone leaves & you end up the stranger.

combien de poèmes dois-tu écrire pour te convaincre que tu as une famille ? tout le monde s’en va & tu n’en es que plus étrangère.


Crédit : Mercedes Zapata


Fatimah Asghar est né·e aux Etats-Unis. Sa mère est originaire du Cachemire indien, son père du Pakistan. Avec leurs familles, tous deux ont fui les violences qui ont suivi la Partition de l’Inde en 1947, et leurs décès laissent Asghar orphelin·e à 5 ans. Ce poème dit l’impossibilité de se traduire, d’une langue à une autre, d’une identité à une autre. Fatimah Asghar utilise une forme qui lui vient de la tradition des régions qu’ont quittées ses parents, alors même que c’est le langage qui la tient à distance de cet héritage.


À partir de cette forme, le ghazal, on peut tirer d’autres fils, découvrir d’autres voix qui se rattachent à cette tradition, au motif musical qu’offre cette forme répétitive, pour faire sens de leur identité. Plus proche d’Asghar que d’Aragon, il y a, par exemple, « how to say » (« comment on dit »), le poème de Safia Elhillo, poétesse soudano-américaine, qui utilise arabic comme mot-refrain, pour se réconcilier avec la peur de perdre sa langue maternelle, de ne plus savoir « comment on dit » dans sa langue. Mais aussi, à travers cette forme ancienne, d’accepter l’hybridation de soi dans les langues, de s’autoriser « un rappel du monde d’où l’on vient alors même qu’on s’aventure dans de nouveaux territoires » (« a reminder that I came from somewhere as I strike out into new worlds »), comme Safia Elhillo l’explique elle-même.


Comme dans un ghazal traditionnel, la poétesse signe son œuvre par une référence à son prénom dans la dernière strophe :


& what even is translation is immigration without irony safia

means pure all my life it’s been true even in my clouded arabic


& d’abord qu’est-ce que la traduction l’immigration sans ironie safia

veut dire pure toute ma vie ça a été vrai même dans mon brumeux arabe


En sautant de lien en lien, en découvrant ces poètes·ses à l’identité duelle – double et parfois en conflit – qui dialoguent à la fois entre iels et avec leurs traditions, le titre du recueil d’Asghar me revient en mémoire : If They Come For Us. S’ils viennent nous chercher. C’est aussi le titre d’un des poèmes qui explorent les moments de violente pression où ce qui paraît « autre » au sein de la nation états-unienne est rejeté comme une menace, où soudain s’exprime un racisme tous azimuts, comme, par exemple, après les attentats du 11 septembre, ou après l’élection de Donald Trump, deux événements auxquels Asghar fait référence dans le recueil :


if they come for you they come for me too

s’ils viennent te chercher ils viennent pour moi aussi

Couverture du premier recueil d'Asghar

Pour « gourmandes », le dixième numéro de Sœurs, on choisit un autre poème de ce recueil, « Look, I’m Not Good at Eating Chicken ». Dès son titre, le poème engage une conversation avec un·e interlocuteur·rice inconnue. L’énonciateur·rice semble sur la défensive : oui, iel le sait, iel n’est pas doué·e pour manger du poulet, et ce n’est pas faute d’avoir reçu la bonne éducation, d’avoir appris à finir son assiette, à ne rien gâcher. Ce ton conversationnel est toujours difficile à rendre en français, une langue dont les contours du poétique semblent encore aujourd’hui moins fluctuants qu’en anglais. Puis viennent, malgré le titre qui nous entraîne d’emblée dans l’oralité, les images, resserrées, condensées. Des vignettes difficiles à traduire de façon concise en français, comme « a trap of bird and muscle », où l’on voit un piège, mais aussi la carcasse du poulet qui prend la forme d’une cage, et, selon le point de vue que l’on adopte, soit un oiseau-cage, soit un oiseau en cage.


C’est à nous lecteur·rice·s que s’adresse ce poème, mais inévitablement, si je veux le traduire, il faut que je trouve d’où m’adresser, moi aussi. Il faut que je me place dans la posture de cet·te énonciateur·rice qui veut manger son poulet comme bon lui semble.


Or, moi non plus, je ne suis pas douée pour manger du poulet, pour des raisons bien différentes de celles qu’évoque le poème. Je n’en mange pas, ou plutôt plus. Végétarienne depuis dix ans maintenant : les souvenirs de poulet rôti du dimanche midi sont loin. L’odeur chaude, le goût décevant du blanc qui colle au palais, le papier gras, la « chair de poule » dorée et luisante et les guerres, chez moi aussi les batailles, pour obtenir une cuisse.


Mais me voilà à étudier de très près les schémas de découpe du poulet. Un profil de poule en pointillés, puis une vidéo qui montre comment découper la cuisse « à cru », que je regarde jusqu’au bout pour tenter d’identifier les knuckles dont parle le texte – je finirai par les trouver ailleurs que dans ce bout de cartilage jaune qu’il faut retirer du haut de la cuisse. Je scrute des photos des différents morceaux crus empilés dans des assiettes, leurs nuances luisantes de rose et blanc. Je cherche aussi cette « urne » du texte, dans des schémas de dissection où des flèches blanches indiquent les différents organes, ce que l’on cache sous le mot « abats ». J’apprends qu’il y a bien de la moelle dans les petits os friables du poulet, et que je me prive d’une source importante de collagène. Pendant plusieurs heures, je comble mes lacunes en volaille. Je maîtrise mes aversions. Ce moment de recherche n’est pas inhabituel, il est même indispensable à la traduction et, pourtant, tous ces mots qui font leur entrée tardive dans ma langue maternelle (« jabot »), toutes ces informations nouvelles que je collectionne (les poules avalent des cailloux, oui, mais pas n’importe lesquels), n’ont pas leur place dans le texte. Elles resteront en dehors, ou plutôt, sous le texte.


Ce poème met en scène un carnage, un massacre (slaughter, dit l’anglais), on y lit le corps animal dépecé : cartilage, articulations, muscles… Ce pourrait presque être un corps humain. Mais aux dépens du poulet, c’est la liberté du corps de l’auteur·rice qui s’affirme, en refusant de communier dans le rituel familial et social : « jusqu’à ce que je décide, moi, personne d’autre, que j’ai fini ». L’affirmation de soi par le plaisir de manger selon ses propres règles, de se laisser aller à une gourmandise dont les seules bornes sont celles que l’on se fixe : non, aujourd’hui, on ne mangera pas la peau, on laissera de la viande sur les os, on s’autorisera à gâcher.


Et, par solidarité avec les expériences qui ne sont pas les nôtres et qui s’expriment dans un texte, on se confrontera à ce que l’on a sorti de sa vie, on traduira ce que l’on se refuse de faire.


Nous ne sommes pas doué·es pour manger du poulet : sous l’aveu d’incompétence, une affirmation de liberté.



Illustration de Léa Taillefert


Note : Fatimah Asghar est non-binaire et emploie le pronom they pour se définir. Celui-ci est utilisé en tant que neutre par les personnes queer anglophones. En français, nous avons choisi le pronom iel et l'emploi du point médian.


Dans notre dixième numéro, Gourmandes, vous pouvez lire une traduction inédite d’un poème de Safiya Kamaria Kinshasa, « Mademoiselle Barbade n’est plus végane ».

Ce poème, composé en partie dans une forme écrite de dialecte bajan de la Barbade, évoque la nourriture dans une perspective décoloniale, avec un rythme percutant qui souligne la violence du texte.



Les particularités de ce poème, autant en matière de sujet que de spécificités linguistiques, nous ont fait nous interroger sur le processus de traduction, sur la légitimité d’un·e traducteur·rice face à une œuvre mais aussi sur le risque d’aplatir, de lisser autant le langage que la portée politique d’un texte lorsque l’on est trop éloigné·e personnellement de son sujet. Plus simplement : comment ne pas risquer de trahir une œuvre et son autrice ?

Cette question n’est pas nouvelle, et la première réponse au sein de notre revue est celle de l’approche collective. Mais il existe aussi parfois une autre réponse simple : faire confiance à celles et ceux qui, plus concerné·es, plus légitimes et plus expérimenté·es, le feront mieux que nous.

Pour ce poème, le choix s’est naturellement porté sur le collectif Cases Rebelles, dont les publications et revendications enrichissent nos lectures et nos réflexions. C’est aussi pour nous l’occasion de partager leurs témoignages et leurs réflexions sur le processus de traduction et de mettre en lumière leur engagement essentiel à « troubler le français ».



Pouvez-vous présenter brièvement votre collectif ?


Le collectif a été créé fin 2009 par deux d’entre nous ; il est né de la volonté de se rassembler en tant que noir·es autour du feu nos histoires, de nos pensées, nos voies émancipatrices afin de s’éduquer, se mobiliser, se transmettre, dans une perspective noire anti-impérialiste, queer, féministe, anti-validiste et en essayant de se tenir à un fonctionnement anti-autoritaire. Le collectif est notamment né de nombreuses frustrations accumulées, des violences reçues lors de multiples tentatives d’exister politiquement dans des espaces majoritairement blancs. Il s’agissait aussi de penser les questions noires d’un point de vue transnational, avec une grande attention portée au fait que nos histoires s’articulent sur une pluralité de territoires.



Au sein de votre collectif, la traduction de voix habituellement minorisées tient une place importante…


Très tôt dans l’existence du collectif, la perspective transnationale a fait qu’on s’est mises à traduire des textes, des extraits audio ou des films qui n’étaient pas disponibles en français. Cette nécessité répondait aux manques que nous ressentions quant à certaines réflexions qui avaient cours dans l’espace anglophone ; aux États-Unis et au Royaume-Uni bien entendu, mais aussi dans les Caraïbes et sur le continent africain… Ces manques conditionnaient l’ampleur que pouvait ou ne pouvait pas prendre le débat d’idées sur le territoire français, où le prétendu universalisme républicain adossé à l’orgueil des Lumières empêche les analyses complexes de s’épanouir.

On voulait donc pouvoir partager certaines ressources écrites et vidéos qui nous avaient particulièrement nourries et lier des pensées subalternes. On voulait aussi partager des textes qui étaient arrivés très tard dans nos vies – trop tard…

Notre activité de traduction se faisait aussi avec l’idée qu’il y a des enjeux de classe dans la connaissance d’une langue étrangère, dans les possibilités d’apprentissage – considérer d’emblée que tout le monde comprend l’anglais ne fait qu’accentuer des inégalités systémiques.

À cela s’ajoutait notre volonté de faire de la place dans nos publications à des langues autres que le français et notamment à des langues non coloniales comme le créole, le bambara, le malgache ; penser ce désir c’est forcément penser la traduction.

Troubler le français donc, troubler l’espace linguistique. Et troubler le confort de la pensée franco-française, très autosuffisante.



Qu’avez-vous pensé du poème « Mademoiselle Barbade n’est plus végane » de Safiya Kamaria Kinshasa ?


Il est particulièrement riche, provocateur, cru tout en étant très travaillé, ciselé, rythmé. Les niveaux de compréhension sont multiples et la dimension décoloniale se déploie de manière subtile malgré la violence intentionnelle du texte. C’est vraiment un poème très fort et le traduire a été un défi extrêmement excitant.



Comment avez-vous procédé pour traduire ce poème, et en particulier le bajan ?


On a fait appel au créole de Guadeloupe et de Martinique pour produire en français le décalage anglais classique/bajan. On a troublé le français au moyen d’expressions et de contractions françaises créoles caractéristiques.



Vous avez réalisé la traduction collectivement ; pourquoi ce choix, et est-ce un choix récurrent voire systématique lorsque vous traduisez des textes ?


Oui, nous traduisons systématiquement collectivement. C’est autant par amour de l’organisation collective que par respect d’une méthode établie de longue date.

Dans la mesure où une traduction se construit à force de choix, de renoncements, de réinventions, le débat permet d’embrasser pleinement la conflictualité qui est au cœur d’un tel processus.

Et c’est particulièrement enthousiasmant de confronter les interprétations, les pratiques langagières, les terrains linguistiques.

Nous demeurons aussi, à la suite de chercheur·euses critiques, toujours attentives à la violence que représente l’acte de traduire.

Pour finir, traduire collectivement prend beaucoup de temps, plus sans doute qu’une traduction effectuée en solo. Il y a les échanges interpersonnels, collectifs, les moments de lecture collective. On discute beaucoup, le texte circule et circule encore. Mais c’est vraiment la garantie que l’on a fait de notre mieux à un moment donné, avec toutes les connaissances que l’on a.


Est-ce qu’il y a un mot, une expression sur laquelle vous avez plus débattu ou qui vous a donné plus de fil à retordre ?


La principale difficulté était peut-être de garder le rythme très marqué, la concision et de faire en sorte d’avoir des rimes et des assonances. L'utilisation de mots monosyllabiques dans le texte source était souvent impossible à traduire, du fait même de la traduction vers le français qui conduit à un foisonnement, au choix de formes plus longues. Et il y a aussi ces parties dont la compréhension est immédiate mais qui traduites trop littéralement vont aplatir le texte et le priver de toute son originalité. Le passage par le créole ne s’est pas fait non plus de manière mécanique.



Généralement, on a tendance à croire que le traducteur ou la traductrice est invisible, effacé·e derrière son texte. En réalité, un·e traducteur·trice peut avoir un rôle de « passeur·se » de textes. Comment pensez-vous cette responsabilité en tant que traductrices et, plus largement, en tant qu’éditrices ?


C’est une responsabilité énorme et un enjeu intellectuel et politique majeur. Les mauvaises traductions déforment la pensée, tuent la poésie, la respiration du texte.

Souvent la personne qui traduit peut instrumentaliser cette situation de passeur·se pour modifier, altérer le contenu d‘un texte, dans un sens qui convienne mieux avec sa position sociale, raciale, ses idées politiques, son genre, etc. D'autant plus quand l'échange entre traducteur·rice et auteur·rice n'est pas matériellement possible. La personne risque de rendre le texte plus rassurant selon ses propres critères, moins critique et surtout moins dérangeant. Ce sont des choses qu'on a constatées pour des textes littéraires publiés en France – et souvent pour les titres mêmes d'ouvrages –, ou pour des sous-titres de films par exemple.

Nous avons également conscience que la traduction en elle-même, ce rôle de passeur·se notamment, contribue à l’hégémonie de quelques langues ; l’impératif de traduire en telle ou telle langue entérine ce qu'on nommait « la suprématie des langues européennes » dans un article qu'on avait publié sur l'essai Décoloniser l'esprit de Ngugi Wa Thiong'o [écrivain kényan né en 1938, ndlr].



Une fois n’est pas coutume, on a récemment parlé dans les médias de traduction de poésie. Quand les poèmes d’Amanda Gorman ont été traduits, certains choix de traductrices et traducteurs dans différents pays, notamment européens, ont fait polémique. Comment vous positionnez-vous dans ce débat ?


La question nous semble-t-il doit se déplacer du côté des auteur·rices et des personnes qui ont avant tout l’intérêt du texte à cœur. On constate dans nos efforts pour obtenir les autorisations nécessaires à la traduction d’œuvres en français que c’est surtout une histoire d’argent. Comment cela se fait-il que des auteur·rices abandonnent leurs textes à la traduction, ne se souciant pas de qui va les traduire et les confiant à des intermédiaires dont l’objectif premier est de vendre le plus cher possible les droits de traduction ? Dans ces négociations, la valeur du texte se perd indiscutablement.


Pour ne pas trahir les multiples enjeux socio-politiques d’un texte, il faut s’enquérir de qui va publier et traduire le texte que vous avez écrit. Pour en sauver le sens, la poésie, le rythme, la langue… Certes, tout le monde n’a pas ce temps et cette énergie, mais dans ce cas-là, il faut être entouré·es de personnes qui comprennent et respectent les enjeux de la traduction.

Le pouvoir de traduire appartient aux classes dominantes et l’appropriation de productions littéraires subalternes est un enjeu symbolique qui vise aussi à silencier les enjeux et luttes subalternes là où ces textes traduits seront diffusés.

La question n’est pas tant qu’une femme noire doive être traduite par une femme noire, mais plutôt de savoir s’il est bon qu’une minorité blanche avec le même type d’éducation classique s’approprie en permanence des textes qui sont importants pour nos communautés ; là on ne parle pas nécessairement d’Amanda Gorman.


Nombre de personnes dont nous sommes proches intellectuellement nous rapportent des exemples de personnes grassement payées pour des traductions, qui partent ensuite en quête de personnes à solliciter gratuitement sur des éléments linguistiques et des réalités qui leur échappent. Pourquoi des personnes qui se savent incompétentes acceptent des travaux de traduction qu’elles ne sont pas en mesure de mener correctement ? L’autre question étant : pour quels travaux de traduction va-t-on solliciter de manière professionnelle des personnes noires ?



Avez-vous des exemples de textes dont vous avez pensé qu’il aurait fallu un·e autre traducteur·trice ?


Longtemps, beaucoup de textes d’auteur·rices noir·es étasunien·nes étaient traduits de manière raciste. Dans l’ensemble, en France, pour faire parler les noir·es d’une manière réaliste, on a longtemps adopté des stratégies d’élision négrophobes ; les traducteurs enlevaient tous les « r » par exemple. La traduction de 1946 du très beau roman de Carson McCullers, Le cœur est un chasseur solitaire, en est un bon exemple, même si celle plus récente n’évite pas non plus certains choix racistes [romancière américaine née en 1917 et morte en 1967 ; le roman date de 1940, ndlr].

C’est comme si pour produire l’effet de réel les traducteur·rices ne parvenaient qu’à mobiliser une vision caricaturale de l’Autre. Que ces traductions n’aient pas fait scandale atteste au moins du fait qu’elles étaient en phase avec le racisme de la société destinataire.

Or la langue vernaculaire afro-américaine n’est pas une simple déviance par rapport à la norme, c’est un sociolecte, une variété d’anglais parlé par une communauté/groupe social, ici donc les afro-américain·es, avec un lexique, une syntaxe propre, une langue qui plonge ses racines dans l’histoire des communautés noires américaines. Dans cette tâche de transposition culturelle, d’un espace à un autre, il faut limiter le mouvement d’assimilation, ne pas céder au besoin de clarifier à tout prix et avoir recours par exemple à l’argot français, parisien des années 1950-60, immanquablement, daté et lié à des espaces français spécifiques. Faire parler des noir·es comme s’ils sortaient d’un scénario de Michel Audiard est une autre stratégie qu’adoptaient et continuent souvent d’adopter certain·es traducteurs·rices ; le résultat n’est pas très heureux.


Trop d’auteur·rices noir·es ont été mal traduit·es pour que l’on puisse les nommer, notamment parce qu’il y a des récidivistes dans la traduction. Dans le passé, des œuvres comme La Couleur pourpre [roman de l’Américaine Alice Walker, publié en 1982, ndlr] ou Les Jacobins noirs [1938, livre de C. L. R. James, journaliste et historien de Trinidad-et-Tobago, ndlr] ont été particulièrement mal traitées. Le point d’interrogation au bout du titre dans la traduction du roman de Nnedi Okorafor, Who Fears Death [Qui craint la mort ?, 2010, ndlr], est un choix extrêmement mauvais. Le titre du merveilleux roman de Jackie Kay, The Trumpet, qui raconte l’histoire d’un homme trans, a été traduit par Le trompettiste était une femme. On peut espérer que ce choix éditorial délibérément transphobe n’aurait pas été fait si une personne trans avait été impliquée.


Traduire n’est jamais juste une question de connaissance ou de compréhension de la langue. Cela implique à la fois de se confronter régulièrement à ce qui se produit comme réflexions sur l’acte de traduire et s’informer abondamment sur les réalités sociales/sociétales liées aux textes que l’on traduit.


Des textes que vous rêvez de traduire ou de retraduire ?


Il y en a énormément. Beaucoup de textes inédits, oui, des textes d’anarchistes noir·es, des textes de Mariame Kaba, Joy James, Ruth Wilson Gilmore, Michel-Rolph Trouillot, Dionne Brand, Canisia Lubrin et plein d’autres. On veut traduire à partir de l’allemand, du portugais, de l’espagnol… Se confronter à d’autres espaces linguistiques.


Quelles sont les prochaines publications et traductions prévues par votre collectif ?



Nous lançons une collection qui publiera régulièrement de la poésie. Nous allons traduire un recueil de textes inédit de la fantastique penseuse radicale Joy James, Crossing Boundaries and Borders for Radical Freedoms, dont le titre en français reste à déterminer. D’autres contrats de traduction – on ne peut pas encore annoncer de qui il s’agit – sont en phase de signature. Nous finalisons un livre sur Bijengwa, un groupe militant guadeloupéen des années 80, ainsi que le livre Négritudes spectaculaires de Michaëla Danjé.


Pour en savoir plus sur le collectif Cases Rebelles ainsi que sur ses publications passées et à venir, rendez-vous sur leur site : https://www.cases-rebelles.org

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